29. SA FIN
Son regard est si profond.
Pour IL, ELLE est exceptionnelle.
ELLE est le mystère insondable. ELLE est la douceur amère. ELLE est espiègle et fine. ELLE est enfant et mère. ELLE est la nouveauté et sa cause d’évolution personnelle.
IL plonge dans ses yeux et apprécie. Sa joie de vivre. Sa vivacité d’esprit. Son côté joueur. Aucune des femelles de sa horde ne les possède. IL se dit qu’avec ELLE, il pourrait créer une génération différente.
Ils font une dernière fois l’amour ce jour-là. Cette fois-ci cela se passe un peu différemment. C’est assez spectaculaire. Au début, il pense qu’elle souffre mais affiche-t-on ce sourire quand on a mal ? Puis il pense qu’elle est malade, mais elle lui demande de continuer à la rendre malade. IL essaie de comprendre et comprend. Ça monte, ça monte, ça monte et ça finit en spasme long, profond, intense. Une convulsion. Un orgasme.
IL se dit que ce phénomène doit être une conséquence de la position debout. IL ne peut le comprendre mais la nature a bien fait les choses.
Pour empêcher que les femelles ne se remettent tout de suite debout après le coït, faisant ainsi couler la semence et contraignant les spermatozoïdes à de périlleux travaux d’escalade, les « nouvelles » femelles bipèdes se retrouvent assommées de plaisir après l’acte. Elles sont alors obligées de rester un peu en position couchée, attitude plus propice à la montée des spermatozoïdes vers l’ovule.
L’orgasme féminin est une adaptation à la station verticale.
Un peu écrasée par son plaisir, ELLE demeure allongée à ronronner, jambes levées, et lui en profite pour, toujours plongé en elle, se procurer son propre plaisir. Mais si chez la femelle la montée et la descente des sensations sont lentes, chez lui, la montée est d’habitude rapide. Or cette fois-ci la montée est lente, et beaucoup plus puissante.
Tout son corps est en transe. IL monte, monte, monte. De nouvelles hormones affluent dans ses veines. C’est si surprenant ! Tout son dos se hérisse. Sa colonne vertébrale est parcourue de petites décharges nerveuses inconnues.
Un « orgasme masculin ». IL n’avait même pas imaginé que cela puisse exister ! Une vague d’électricité l’envahit jusqu’à la moelle. Aujourd’hui, il fait une autre découverte : l’homme peut aussi avoir un orgasme ! Ce n’est pas seulement l’éjaculation, c’est autre chose, de plus intense. Au sommet du plaisir, c’est le feu d’artifice dans sa tête puis rideau rouge, rideau orange, rideau blanc. Rideau.
Une dernière décharge d’endorphines le plonge aussitôt dans un sommeil doux et lourd.
Le voyant bien endormi, et ELLE laissée donc momentanément sans protection, trois femelles de la horde décident de saisir cette chance pour en finir avec l’étrangère. A peine s’est-elle relevée du choc de son orgasme pour aller uriner qu’elles l’entourent. La femelle la plus jalouse s’approche. C’est « celle aux tétons clairs ». Elle ne dit rien. Elle ramasse un bâton et fait semblant de jouer avec. Puis nonchalamment, comme au ralenti, elle lève son arme au-dessus de la tête de ELLE.
ELLE pousse un cri.
IL se réveille en sursaut et fonce.
ELLE est trop loin.
IL court en beuglant. IL veut dire « nooonnnnn ! » mais comme ce mot n’a pas encore été inventé, il prononce juste « oooooohhhhhhhh ! »
IL court plus vite.
Trop tard. Le coup part et le crâne résonne comme une noix creuse qu’on brise. La femelle aux tétons clairs a frappé exactement avec le geste qui a tué l’ancien chef de horde. Comme pour montrer qu’elle a bien retenu la leçon.
ELLE tombe en arrière, mais elle n’est pas encore morte. ELLE continue de bouger, la tête en sang. Alors, les deux autres femelles approchent à leur tour et, négligemment, comme par mégarde, tapent plusieurs fois sur le crâne de leur victime. Comme pour demander « c’est bien comme ça qu’il faut procéder avec bâton ? ».
IL pousse un hurlement terrible. Quand il arrive, c’est terminé. Le crâne de ELLE n’est plus qu’une bouillie. Ecœuré, sans parvenir encore à y croire, IL recule, abruti par tant de violence inutile. Les autres femelles arrivent pour constater les dégâts. Certaines trempent leur doigt dans le crâne pour manger des petits morceaux de cervelle afin d’acquérir la séduction de cette femelle qui savait si bien aguicher les mâles. Peut-être même espèrent-elles vivre elles aussi des idylles romantiques…
IL hurle à s’en faire éclater les cordes vocales trop basses dans son larynx pour lui permettre d’articuler les mots de sa douleur. IL emporte le corps abîmé de sa partenaire.
Pourquoi ont-elles fait ça ? Des émotions étranges le parcourent. IL comprend d’un coup que pour vivre heureux, ils auraient dû vivre cachés. IL sent une immense émotion monter en lui. La colère. IL pose la dépouille de son amour et s’avance pour tuer la femelle meurtrière. Mais tous les autres la protègent. On lui fait comprendre qu’il y a eu assez de violence comme ça. Ce n’est pas une mort de plus qui va arranger les choses. La horde est déjà suffisamment diminuée.
IL prend un bâton et s’avance quand même. IL veut tuer « celle qui a les tétons clairs ». Mais le nouveau chef de horde intervient. Il lui demande de se calmer. IL grogne. IL a droit à sa vengeance. Le chef de horde le bouscule. IL est outré. Quoi ! ils ne vont pas défendre cette meurtrière !
Le chef de horde ne sait comment le lui dire. La justice est une notion qui n’a pas encore été inventée. Un jour, peut-être, on saura régler ce genre de choses. Pour l’instant, l’intérêt du groupe est de limiter les morts, ne serait-ce que pour continuer à organiser des chasses collectives. Cela n’a rien de personnel.
Mais pour lui, cela signifie seulement que le système protège les criminelles ! IL enrage, crie encore, se frappe le poitrail. Si la horde veut protéger « celle qui a les tétons clairs », il tuera toute la horde.
Déjà les mâles dominants forment une ligne de défense pour l’empêcher de mener à bien sa vengeance.
IL les menace, leur ordonne de s’en aller, en appelle au ciel, à la terre, aux nuages, aux éléments. Qu’ils soient tous témoins de sa colère. IL répète que si la horde persiste à protéger la femelle aux tétons clairs, il détruira toute la horde.
Comme pour se donner le courage d’accomplir cet exploit, IL soulève à bout de bras le corps de son amie défunte et hurle sa rage. Ses cris déchirent la jungle. Les oiseaux s’envolent en caquetant. Les grenouilles sautent au fond des mares. IL crie encore plus fort. Toute sa bouche béante n’est plus qu’un cri de souffrance.
C’est alors que le sol se remet à frémir.